X
Le camp avait été établi en bordure des champs de lave, à quelques mètres à peine de la forêt de bruyères et de séneçons. Un long éperon rocheux le dominait. Quelques huttes rondes, destinées à protéger le matériel contre une averse éventuelle, avaient été édifiées à la hâte, simples armatures de branchages recouvertes de feuilles. On était au milieu de la nuit maintenant, et à proximité des feux agonisants, on distinguait les silhouettes allongées des hommes endormis sous leurs couvertures. Le ciel était bouché et seul, de temps à autre, un vague rayon de lune, s’insinuant entre deux nuages bas, chargés de vapeur d’eau, balayait le camp, pour être aussitôt aveuglé. Au loin, masse noire sur l’étendue sombre de la nuit, le Rorongo imposait son sommet bordé par l’anneau fantomal de ses neiges éternelles.
Si tout dormait dans le camp, il n’en était pas de même dans la forêt proche. Des ombres furtives s’y glissaient, au nombre d’une trentaine. Ces ombres avaient atteint la lisière de la zone boisée et, d’où elles se tenaient, tapies derrière de gros séneçons, elles pouvaient surveiller à loisir le camp silencieux, dont vingt mètres à peine les séparaient.
Parmi ces hommes, il y avait quatre Européens armés de carabines. Les autres étaient des Noirs armés de sagaies, vêtus de peaux de léopards et aux visages peints.
— Ils ne semblent se douter de rien, souffla l’un des Européens à l’adresse de ses compagnons. La surprise sera complète et, avant longtemps, nous serons débarrassés de ce maudit commandant Morane.
Un rictus cruel plissa, dans la pénombre, le visage de l’homme qui venait de parler. Un visage barré d’une mince moustache. Le visage de Gaétan d’Orfraix.
Le chasseur fit un geste et souffla à nouveau :
— Allons-y !
D’Orfraix, Simon Steward, Rock Marcy et Hudson Cary, la carabine au poing, se coulèrent, suivis des Azantis, à travers la courte zone dénudée qui les séparait du campement. Ils allaient à pas comptés, ramassés sur eux-mêmes, en prenant garde de ne pas faire glisser la moindre pierraille sous leurs pieds. Quand ils ne furent plus qu’à deux ou trois mètres de la première hutte, d’Orfraix poussa un léger sifflement et tous se précipitèrent dans le camp, déchargeant leurs armes sur les formes endormies ou les lardant de coups de sagaies. L’obscurité était presque totale. Seules, les lueurs des foyers mourants jetaient de brefs rougeoiements sur cette scène de carnage. Tout s’était déroulé avec une rapidité et une férocité inouïes. La surprise avait été totale. Aucun des dormeurs ne semblait avoir eu le temps de réaliser ce qu’il lui arrivait.
C’est alors, au moment même où Gaëtan d’Orfraix s’apprêtait à savourer sa repoussante victoire, qu’un rayon lumineux, projeté par une puissante lampe électrique et venant du sommet de l’éperon rocheux dominant le camp, frappa en plein les agresseurs. Une voix, celle de Morane, clama :
— Vous êtes pris au piège, d’Orfraix. Jetez vos armes ! C’est ce que vous avez de mieux à faire.
Parmi la troupe des assaillants, il y avait eu un bref moment de surprise. Ensuite, sans qu’il fût possible de contrôler leurs réactions, les Azantis, décidés sans doute à vendre chèrement leur liberté, se mirent, à lancer leurs sagaies vers le sommet de l’éperon. La riposte fut immédiate. Les petites flèches des pygmées, aux fers empoisonnés, se mirent à pleuvoir, couchant une demi-douzaine d’Azantis. Hudson Cary, touché à la gorge, s’écroula en râlant sur le corps de l’un des dormeurs postiches que lui-même avait cru tuer quelques instants auparavant. Voyant cela, d’Orfraix, Steward et Marcy, tirant leurs revolvers, se mirent à les décharger en direction de l’endroit où Morane et ses compagnons avaient trouvé refuge. À leur tour, M’Booli et Longo ouvrirent le feu. Ils jouissaient d’une situation privilégiée et, l’un après l’autre, les trois scélérats s’écroulèrent sur le sol, où ils demeurèrent immobiles. De leur côté, les Batouas continuaient de cribler de flèches les Azantis qui, la moitié d’entre eux déjà frappés, refluèrent vers la forêt, où ils disparurent.
Cette brève et impitoyable bataille avait cependant mis en goût les pygmées qui, leur vieil esprit guerrier réveillé, se laissèrent glisser comme des singes du haut de leur perchoir pour se lancer à la poursuite des fuyards.
Impuissant, Morane avait assisté à ce massacre qu’il aurait aimé éviter. Peut-être y serait-il parvenu si les Azantis et les quatre Blancs, au lieu de se rendre, n’avaient pas déclenché les hostilités. Bob savait qu’en ce moment une lutte plus farouche, plus impitoyable encore, se déroulait dans l’obscurité de la forêt. Il se représentait les Batouas, habitués à ces régions sylvestres, traquant les Azantis – qui, eux, étaient plutôt des hommes de la plaine – chaque fléchette faisant une victime. Morane n’ignorait pas que les nains ne lâcheraient leurs ennemis que lorsque le dernier d’entre eux aurait été massacré. Les Azantis étaient des pillards criminels et, sans le stratagème imaginé de Bob, ils auraient massacré lâchement, en compagnie de d’Orfraix et de ses complices, tous les membres du safari. Pourtant, Bob Morane ne pouvait que déplorer le tour pris par les événements, et un regret profond l’envahit. Finalement, il se secoua et, entraînant M’Booli, Longo et les porteurs, il gagna le chemin qui, contournant l’éperon rocheux, permettait de regagner le camp.
Entre les grossières huttes, un désordre sanglant se révéla une fois les feux rallumés. Côte à côte avec les dormeurs postiches, grossiers mannequins faits de feuilles et de branchages et enfouis sous des couvertures, les Azantis massacrés par les flèches empoisonnées des pygmées étaient étendus, déjà inertes. Les corps de Simon Steward, Rock Marcy et Hudson Cary furent découvert eux aussi, mais non celui de Gaétan d’Orfraix. Pourtant, Bob était certain de l’avoir vu tomber. Tous les efforts pour le retrouver dans les parages furent cependant vains. Le chasseur semblait s’être volatilisé et Morane comprit que, au début de la fusillade, qui déjà avait fauché ses complices, d’Orfraix s’était jeté à terre. Ensuite, tandis que Bob et ses compagnons contournaient l’éperon rocheux pour descendre dans le camp, il s’était relevé pour fuir.
Cette dernière constatation semblait tracasser Morane, à tel point que M’Booli jugea bon de le rassurer.
— L’homme n’ira pas loin. Bwana Bob. S’il échappe aux Batouas, les bêtes de la jungle se chargeront de lui.
C’était justement ce que Morane voulait éviter. Gaétan d’Orfraix était armé, mais seul, sans guide à travers la grande forêt de Rorongo, il gardait peu de chance de s’en sortir vivant. S’il ne périssait pas sous la griffe des fauves, il tournerait en rond à travers la forêt, pour finir par mourir dans un coin, de faim, de soif et d’épuisement. D’Orfraix s’était peut-être conduit comme un scélérat, mais c’était un devoir humain que de se lancer à sa poursuite, afin de l’empêcher de courir à une mort certaine.
— À l’aube, fit Morane à l’adresse de M’Booli, si les Batouas n’ont pas tué d’Orfraix, nous partirons à sa recherche. Nous n’aurons sans doute aucune peine à retrouver sa trace.
Le guerrier balébélé haussa ses lourdes épaules.
— Pourquoi nous donner tant de mal, Bwana Bob ? Il a voulu nous tuer deux fois. Il a donc mérité deux fois de mourir. Laissons la forêt faire justice.
Bob Morane savait que M’Booli, malgré un contact permanent avec les Blancs, était demeuré un homme de la jungle. Il pouvait ne pas comprendre certains sentiments humanitaires, la loi des Européens n’étant pas la même que celle de la nature primitive.
Afin de convaincre son interlocuteur, Morane trouva une excuse valable pour entreprendre les recherches.
— Il ne s’agit pas seulement d’arracher d’Orfraix à une mort affreuse, expliqua-t-il, mais aussi d’assurer notre sécurité. Tant que notre ennemi demeurera en liberté, il présentera un danger pour nous. Il pourra nous attendre, caché dans quelque buisson, et abattre plusieurs d’entre nous avant même que nous ayons pu riposter. D’Orfraix est comme un fauve blessé : il doit être mis hors d’état de nuire.
Cette dernière raison, qui avait sa valeur, acheva de persuader le géant noir.
— Une fois encore, fit-il, tu as raison, Bwana Bob. Nous devons empêcher le fauve de mordre.
En lui-même, Morane ne put s’empêcher de goûter l’étrangeté de ce terme de « fauve » s’appliquant à Gaëtan d’Orfraix, qui devait être considéré, dans les salons de Paris et d’ailleurs, comme un parfait gentleman, aux manières polies et racées. Ici, dans la jungle africaine, ses mauvais instincts s’étaient libérés et, par ses actes criminels, il était devenu pareil à une bête aux abois.
*
* *
Les pygmées, retour de leur poursuite punitive contre les Azantis, ayant déclaré n’avoir pas rencontré d’Orfraix, Bob Morane et M’Booli, dès les premières lueurs de l’aube, étaient partis à la recherche du chasseur. Un guerrier batoua les accompagnait et, grâce à son habileté, ils ne tardèrent pas à retrouver la trace du fuyard. Aussitôt, ils s’étaient lancés à sa recherche, en partie sous le couvert de la forêt, en partie le long des champs de lave, s’arrêtant seulement pour permettre au Batoua de relever les traces de bottes sur le sol.
Tout d’abord, les empreintes, fort rapprochées, indiquaient que l’homme s’était éloigné en courant. Ensuite, les empreintes s’espaçant davantage, d’Orfraix avait dû, supposant avoir échappé aux pygmées, se mettre à avancer d’un pas normal.
La poursuite devait mener Bob et ses compagnons à l’étroite clairière où, la veille, s’était déroulé le combat entre Niabongha et le gorille noir. Après avoir traversé cette clairière, la piste s’enfonça bientôt à nouveau sous bois, à l’endroit précis où, la veille, l’anthropoïde albinos avait disparu après que d’Orfraix l’eut blessé. Coïncidence ? Bob n’aurait pu l’affirmer. Surtout que les traces de son indigne compatriote se superposaient maintenant à celles de Niabongha qui, dans sa course, avait creusé une trouée dans les buissons, abandonnant des touffes de poils blancs à la pointe des branches.
Plusieurs heures devaient s’écouler ainsi, à suivre la double piste. Finalement, Bob ne douta plus que d’Orfraix, dans un sursaut de défi, ne se fût lancé à la poursuite de Niabongha, pour le rejoindre et l’abattre malgré tout, quitte à périr lui-même plus tard, victime de la forêt, de la faim, de la soif.
La piste semblait devoir contourner le sommet du volcan. Après s’être enfoncée assez profondément dans la forêt, elle s’était incurvée pour prendre une direction parallèle aux champs de lave entourant le cratère. Par endroits, Bob et ses compagnons relevaient, sur les feuilles, des taches brunâtres – du sang séché – indiquant que la blessure de Niabongha avait continué à saigner. Plus tard, les taches n’apparaissant plus, on dut supposer que, pour une raison ou pour une autre, la plaie s’était refermée.
La marche continua durant une heure encore. La double piste, s’étant incurvée à nouveau, remontait en direction des champs de lave, comme si Niabongha avait voulu regagner les parages du petit lac où il s’était abreuvé la veille. Bob Morane, M’Booli et le Batoua redoublaient maintenant de précautions. Ils étaient exposés à se trouver nez à nez, à tout moment, soit avec le Gorille Blanc, soit avec d’Orfraix, et ils avaient autant à redouter la férocité du premier que la traîtrise du second.
On devait approcher du sommet du volcan, et déjà la forêt s’éclaircissait, quand le pygmée, qui précédait de quelques mètres ses compagnons, revint précipitamment vers ceux-ci en donnant les signes d’une grande agitation et en murmurant des paroles sans suite dans sa langue tribale.
Comprenant que quelque chose de grave se passait, Morane et M’Booli suivirent leur guide. Au bout de quelques pas à peine, la forêt cessa brusquement, là où les champs de lave et de scories commençaient. Mais, à cinq mètres seulement de la ligne de végétation, le sol dénudé se relevait brusquement pour former un ressaut vertical, muraille haute de trois mètres environ et s’étendant à gauche et à droite sur plusieurs centaines de mètres.
Tout d’abord, Morane et M’Booli, surpris par ce brusque changement de décor, ne distinguèrent rien. Mais le Batoua avait tendu le bras, pour désigner un point devant eux.
— Là, Bwana ! Là !
Alors seulement, Bob et le Balébélé aperçurent cette forme inerte étendue sur le sol. Une forme inerte dont les vêtements kakis se confondaient presque avec la couleur de la lave. Tout de suite, ils reconnurent un Européen auprès duquel gisait une carabine à la crosse brisée, au canon tordu.
L’homme était étendu sur le sol, dans une pose étrange. Une de ses jambes formait angle droit avec son corps. Un des bras semblait avoir été arraché. Quant à la tête, dont le visage demeurait invisible, elle était tournée d’une étrange façon, à cause de la nuque brisée.
Tout d’abord, Bob Morane crut que le malheureux était tombé du haut du ressaut, mais il se détrompa vite. Il savait que cet homme était Gaétan d’Orfraix, dont le cadavre, tout comme la carabine brisée et tordue, portait les marques du courroux de Niabongha.